Quelle place pour la lutte contre le changement climatique dans le monde d’après le Covid-19 ?

Mai 2020

 

 

Avec l’arrivée d’un déconfinement progressif, la Suisse et le monde entier se dirigent vers un « retour à la normale ». Mais que représente cette normalité ? Est-il juste de reprendre le fonctionnement global tel qu’il se présentait avant la crise liée au Covid-19 ? Les conséquences des modes de vie et de production n’ont pas changé : l’urgence climatique reste présente. Les évolutions récentes, positives qu’a connues l’économie ne doivent pas être anéanties par la reprise des activités à un rythme plus soutenu, puisqu’elles représentaient des manifestations d’un possible développement durable. 

 

 

La période actuelle est fortement marquée par la pandémie de Covid-19, provoquant un ralentissement de l’activité économique. Il a fallu, pour de très nombreux acteurs, s’adapter rapidement à une situation de crise. Les alternatives telles que le télétravail ou le chômage partiel ont été mises en œuvre à court terme. Avec le mois de mai, le moment est venu pour la sortie progressive du confinement pour la Suisse. Cela signifie retourner au bureau pour certains, la reprise des échanges, ou encore le début d’une augmentation de l’activité après plusieurs semaines d’un fonctionnement au ralenti pour d’autres. Si la crise sanitaire s’est trouvée ces derniers mois au centre de l’attention médiatique et individuelle, elle ne peut devenir une raison de fermer les yeux sur le changement climatique et la nécessité de se tourner vers un développement durable. 

 

Si le déconfinement est lancé en Suisse depuis la fin du mois d’avril, les projets concernant le monde « d’après » sont déjà au cœur de très nombreuses discussions. En effet, les institutions chargées d’imaginer des solutions pour les mois et années à venir n’ont pas chômé durant les semaines de confinement. Des discussions au Parlement européen ont notamment permis à une alliance d’émerger, rassemblant 79 membres du parlement, ainsi que de nombreuses ONG et acteurs du secteur privé. Elle souhaite qu’un appel soit lancé pour une prise en compte des objectifs de durabilité au moment de la relance économique post-Covid 19. Les mots « European Green Deal » ne vous disent peut-être rien, mais il s’agit d’une expression qui circule déjà depuis un certain temps dans les couloirs des institutions européennes. Ces acteurs venus de secteurs variés font maintenant entendre leurs voix afin de renforcer la mise en œuvre de ce projet. Le document contenant leur appel à agir est disponible en ligne. Ces positions, soutenues par plusieurs centaines de signatures, proposent un redémarrage de l’économie globale qui se base sur les technologies disponibles actuellement, ainsi que sur l’orientation des financements pour favoriser une accélération de la transition vers un développement durable. 

 

« This moment of recovery will be an opportunity to rethink our society and develop a new model of prosperity. This new model will have to answer to our needs and priorities. These massive investments must trigger a new European economic model: more resilient, more protective, more sovereign and more inclusive. All these requirements lie in an economy built around Green principles. Indeed, the transition to a climate-neutral economy, the protection of biodiversity and the transformation of agri-food systems have the potential to rapidly deliver jobs, growth and improve the way of life of all citizens worldwide, and to contribute to building more resilient societies. » 

GREENRECOVERY, REBOOT & REBOOST our economies for a sustainable future, Call for mobilisation

 

Une volonté politique déjà en place se manifeste donc en faveur d’une évolution vers un fonctionnement économique plus durable. Il est par ailleurs intéressant de noter que cet appel ne se limite pas à cela. En effet, le texte, signé par des acteurs privés tels que L’Oréal, Ikea ou H&M, en plus des ministres européens et des ONG, propose de réfléchir à un nouveau modèle de prospérité ! Appeler à la création d’un nouveau modèle économique européen pourrait déjà apparaitre comme une volonté de changement radical, mais l’appel va plus loin : il définit ce modèle comme durable, permettant de protéger le climat, la biodiversité et les places de travail, tout en gardant la souveraineté étatique et en devenant inclusif. 

 

Cette volonté d’inventer et de réaliser un futur durable se trouve au centre des préoccupations européennes, au moment de la crise sanitaire liée au Covid-19. Après la gestion au jour le jour vient le moment de se préparer à faire face aux mois et années à venir.

Depuis le début du mois d’avril, suite à cet appel de l’un des ministres siégeant au comité de l’environnement et de la santé publique, cette alliance a pris de l’ampleur. Elle est par exemple soutenue par Angela Merkel qui appelle notamment à des objectifs encore plus élevés pour la réduction des émissions. 

 

Cet appel fort lancé par des leaders au sein de l’UE propose des pistes pour la remise en état du système économique européen, incluant de nouvelles bases conceptuelles. Pour aller plus loin dans la réalisation de ce renouvellement du fonctionnement économique, le WWF et plusieurs autres associations environnementales appellent à la transparence et à une véritable prise en compte des projets liés à l’European Green Deal. Au centre de ce « Green Deal », l’objectif d’une Europe net-zéro émissions d’ici à 2050 offre une vision claire de ce que ces mesures de redémarrage économique doivent atteindre. Des outils pour réaliser cette sortie de crise sur un mode durable ont par ailleurs été développés par le groupe d’experts en finance durable de l’UE, créé par la Commission européenne. Sur la base de leur rapport, trois outils ont été définis. Premièrement, une taxonomie de la durabilité présente les performances environnementales et standards sociaux nécessaires pour atteindre l’objectif européen de la neutralité climatique d’ici à 2050. Deuxièmement, le Green Bond Standard permet de comprendre comment les financements peuvent contribuer à un développement durable, améliorant par ailleurs la transparence au sujet des impacts sociaux et des résultats financiers de l’investissement. Enfin, des références nommées « Paris Aligned » et « Climate Transition » servent à diriger des investissements plus massifs vers un une transition durable. 

 

En plus de son impact sur la santé, l’effet sur l’économie de la pandémie est marqué. Cette situation de crise a inévitablement provoqué un reflux des financements liés à la durabilité. Au niveau des États par exemple, la planification est majoritairement dirigée vers des mesures à court terme, qu’il s’agisse de mesures sociales ou pour tenir l’économie à flots. En parallèle, certaines industries très touchées par la crise font partie de celles qui devaient déjà auparavant évoluer : les producteurs de pétrole et de gaz ou encore l’agro-industrie. D’importants soutiens vont leur être apportés de la part des institutions étatiques de divers pays. Plutôt que de le voir comme un problème, voilà une bonne opportunité de changement : si les financements se dirigent vers des alternatives durables, cela pourrait aider à accélérer l’évolution de ces secteurs ayant un fort potentiel d’émissions. Ces opportunités se manifestent donc sous la forme d’investissements de la part des États ou encore au sein même des entreprises. Passant par la planification des infrastructures ou l’intégration de financements conditionnels à visée durable, ou encore en cherchant à changer les modèles d’organisation du travail au niveau des entreprises, une situation remettant en cause le fonctionnement économique à grande échelle ouvre un espace de réflexion et d’innovation. Se manifeste également l’importance de tirer des leçons de la crise. En effet, le besoin d’une évolution et d’un changement dans les mentalités s’est fait sentir dans un temps très court pour apporter une réponse à la crise sanitaire. Sous la forme d’investissements sociaux ou de mesures de télétravail, la réflexion pour modifier les pratiques actuelles semblent pouvoir se faire. Les temps à venir peuvent permettre de cultiver et de faire évoluer ces décisions prises dans l’urgence. 

 

Au niveau suisse, une annonce publiée le 15 avril 2020 par l’Office fédérale de l’Environnement (OFEV) reconnait que la Suisse n’atteindra pas ses objectifs de réduction des émissions de GES pour l’année 2020. Malgré son engagement au sein de divers accords internationaux, les efforts helvétiques n’ont pas permis de provoquer la baisse voulue des émissions : 

 

« En 2018, les émissions se sont révélées inférieures d’environ 14 % à celles de 1990. La baisse par rapport à 2017 s’explique notamment par une nette diminution de la consommation de combustibles dans le secteur des bâtiments en raison d’un hiver doux. Le secteur des transports n’affiche quant à lui aucune baisse notable des émissions en 2018. Selon les estimations actuelles, la Suisse manquera son objectif climatique national pour 2020 de -20 % par rapport à 1990. »

 

Une importante baisse des émissions dans le secteur du bâtiment a néanmoins été soulignée, mais l’OFEV l’explique par l’hiver doux. La mobilité n’a quant à elle pas évolué. L’importance encore de l’agriculture dans le total des émissions suisses restent tout de même constante. Les autorités fédérales ne peuvent actuellement plus se permettre de mettre à disposition des financements sans tenir compte des objectifs climatiques. Même la sortie de la crise liée au Covid-19 ne fournit pas un prétexte suffisant pour négliger les objectifs climatiques. Les voix s’élevant ces derniers jours contre le soutien sans condition aux compagnies aériennes est un exemple de la volonté populaire pouvant se manifester pour pousser à une stratégie d’investissement incluant des objectifs durables dans la stratégie de sortie de crise du Conseil Fédéral. 

 

En parallèle de ces considérations sur le besoin de modifier les stratégies d’investissement des institutions fédérales, la place financière suisse reste responsable d’un très fort taux d’émissions. Le retard qu’a pris la Banque Nationale suisse pour développer une stratégie de durabilité et le fait que des banques comme Crédit Suisse et UBS soutiennent encore très fortement les industries fossiles avec leurs investissements semblent essentiels à souligner dans ce poids de la place financière dans les émissions helvétiques. La majorité des caisses de pension n’ont par ailleurs pas de politique climatique actuellement. Or, des politiques climatiques ambitieuses, jointes à l’évolution du marché vers des énergies moins intensives en carbone pour atteindre les objectifs de l’accord de Paris sur le climat entraîneront une dépréciation massive de ces actifs. Un rapport des Artisans de la Transition souligne le manque de stratégie cohérente de la BNS et les risques potentiels liés à la lenteur d’évolution de certains acteurs du domaine de la finance en Suisse. 

 

Au niveau européen, certaines banques centrales prennent le chemin d’une politique financière liée à des objectifs de durabilité. La Banque centrale européenne a par exemple lancé début 2020 une révision stratégique afin d’inclure le changement climatique en tant qu’élément fondateur de la politique monétaire. La Banque centrale néerlandaise réalise des « stress tests » climatiques pour voir ce qu’il arriverait aux banques, assurances et fonds de pension si une forte taxe carbone – 100 dollars/tonne – était introduite. Les Banques de France et d’Angleterre ont prévu de faire de tels tests respectivement en 2020 et 2021. Ainsi, une évolution des politiques monétaires et financières est en marche. La Suisse risque de souffrir de ses investissements encore massifs dans les énergies fossiles à long terme.

 

La BNS est responsable de 43,3 millions de tonnes d’émissions de CO2eq par an. Cela représente presque autant que le total des émissions suisses, s’élevant à 47 millions de tonnes de CO2eq en 2017. Son portefeuille d’investissement favorise une trajectoire de réchauffement de 4 à 6°C d’ici 2100. On observe donc un fort décalage entre les objectifs et la stratégie du pays et ceux de sa banque centrale. Il devient alors impossible de prétendre à une politique climatique et énergétique durable au niveau suisse si les milieux financiers ne suivent pas des objectifs similaires. La BNS ne se présente pas comme un modèle vers une finance durable : que cette institution ne fasse pas évoluer sa stratégie pose le problème de son influence et des signaux qu’elle envoie au reste de la place financière suisse.

 

Bien que la Suisse et le Conseil fédéral apportent des soutiens financiers à tous les secteurs de l’économie, il faut se poser la question suivante : la relance de tous les secteurs est-elle pertinente ? L’exemple le plus parlant est celui du soutien demandé par les compagnies d’aviation, dont Swiss. En effet, la compagnie helvétique a un important poids au niveau de l’emploi et de la valeur ajoutée qu’elle représente pour le pays. Bien sûr, elle est également un atout pour l’exportation. Néanmoins, l’énorme poids de l’aviation au niveau des émissions ne peut être ignoré : elle représente 5% du total des émissions suisses. De nombreuses voix demandent que le soutien financier se fasse selon des conditions, obligeant ainsi les compagnies à fixer des objectifs climatiques et à les mettre en œuvre pour pouvoir bénéficier du soutien fédéral. Ainsi, proposer à l’ensemble des secteurs de l’économie des soutiens conditionnels se présente comme un moyen de sortir de la crise, tout en essayant de modifier la trajectoire de l’économie vers un développement plus durable. 

 

Au niveau politique, l’état d’urgence du Covid-19 a permis à certains milieux, en particulier de la droite en Suisse, de profiter d’une attention détournée de la crise climatique pourtant très présente dans les discussions et les médias au cours de l’année 2019. La Loi sur le CO2, dont les négociations n’ont toujours pas permis de trouver une véritable solution satisfaisant toutes les parties, semble passer au second plan durant la période actuelle de crise sanitaire. L’UDC a par ailleurs annoncé vouloir lancer un référendum contre cette loi, déjà jugée peu ambitieuse par certaines voix du Parti Socialiste et des Verts et Vert’Libéraux. Malgré tout, la nécessité d’une évolution, ainsi que les progrès réalisés dans ce sens au cours des mois et années d’un passé proche doivent aujourd’hui garder leur importance, pour permettre une sortie de crise intégrant les aspects multiples de la durabilité. 

 

Suite à cette période de ralentissement et de difficulté, les PME ont accès à des fonds financiers pour leur relance. Le développement d’une offre intégrant des objectifs de durabilité peut ainsi représenter une excellente opportunité pour une entreprise d’attirer des investisseurs et de se placer avantageusement sur son marché. Si les investissements prévus sont durables, ils s’insèrent ainsi dans la tendance à la hausse de tels investissements. En effet, ces nombreuses discussions pour une finance « verte » après la crise du Covid-19 semblent indiquer une volonté forte pour guider l’économie dans la direction d’une lutte contre le changement climatique. Comme évoqué plus tôt dans cet article, avec l’exemple de l’UE et des projets qui se développent pour une reprise incluant des objectifs durables, les institutions, les États, mais aussi d’autres investisseurs privés se positionnent de plus en plus pour chercher à repenser le fonctionnement économique actuel. Dans un précédent article, nous avons également abordé le sujet et montré que la finance durable est en forte croissance ces dernières années. Inclure des objectifs de durabilité renforce la compétitivité d’une entreprise aux yeux des investisseurs. Les milieux des énergies fossiles perdent de plus en plus leur attrait, alors que les technologies plus respectueuses des critères environnementaux et sociaux de la durabilité connaissent une croissance de l’investissement. 

 

Il est par ailleurs possible que, suite à la crise, les modes d’investissement changent. La crise sanitaire a pu souligner certaines faiblesses dans des industries liées encore fortement au non-renouvelable. La demande des investisseurs semble tendre vers le durable, par exemple en Asie, les investisseurs cherchent à s’impliquer en prenant en compte des critères sociaux et environnementaux. Une situation de crise se présente donc aussi comme une possibilité de modifier les comportements, dévoilant les faiblesses d’un développement suivant le modèle du « business as usual ». La perte de valeur de domaines à fort potentiel d’émissions semble se poursuivre. En plus d’une crise sanitaire, ce début d’année 2020 a également permis de créer de nouvelles opportunités d’investissement et d’appuyer l’importance de la responsabilité sociale des entreprises. L’influence des investisseurs ouvre un potentiel d’amélioration, si les entreprises décident de prendre en compte ces facteurs pour se présenter comme plus compétitives au sein de leurs domaines respectifs. 

 

Malgré la difficulté de la situation actuelle, une crise aussi importante permet une remise en question plus profonde. La situation économique fortement perturbée peut permettre une reprise basée sur de nouvelles recettes, cherchant à développer de nouvelles bases. Que des officiels au niveau de l’UE, ainsi que des géants du secteur privé signent un document remettant en cause la conception de la prospérité et les priorités telles qu’elles sont définies actuellement représente un pas vers un chemin plus durable pour le fonctionnement économique. Les États ont par ailleurs un rôle important à jouer à ce niveau, notamment par les soutiens financiers qu’ils vont inévitablement devoir apporter. Les semaines et mois à venir sont porteurs d’une incertitude profonde, mais également d’une volonté d’avancer et de créer de nouvelles solutions. La nécessité de maintenir les systèmes économiques ne semble pas se présenter comme contredisant un développement durable. Cette période à venir offre de multiples opportunités de se réinventer, de progresser et de bénéficier d’aides pour que les entreprises puissent non seulement maintenir, mais également améliorer leur fonctionnement.